Une chose m'étonne, quand je lis certains historiens qui parlent de la Franche-Comté c'est de voir à quel point ils la méconnaissent. Michelet lui-même, qui d'ordinaire a la sagacité d'un voyant, passe à côté d'elle sans la comprendre. Dans son
Tableau des provinces, où il marque à grands traits la nature des productions et des caractères qui semblent plus spécialement propres à chacune des contrées de la Franche-Comté, l'éminent historien ne trouve rien à dire de la Franche-Comté, sinon que Besançon était une république ecclésiastique et qu'elle a produit le cardinal Granvelle. Pour nos populations montagnardes du Jura, elles sont traitées avec plus de légèreté encore. Jugez en plutôt : " Ce fut sous les serfs de l'Eglise, à Saint Claude, comme dans la pauvre Nantua de l'autre côté de la montagne, que commença l'industrie de ces contrées. Attachés à la glèbe, ils taillèrent d'abord des chapelets pour l'Espagne et pour l'Italie, aujourd'hui qu'ils sont libres, ils convient les routes de France de rouliers et de colporteurs. "
Aussi voilà, selon lui, le bilan de notre province : Granvelle, des rouliers et des colporteurs !
En vérité, ce ne serait guère.
MM. Delacroix et Castan, dans leur
Guide de l'étranger à Besançon, ont consacré quelques lignes à l'esprit de la population franc-comtoise ? et leurs réflexions me paraissent plus judicieuses. D'abord, ils citent avec raison un mémoire sur la Franche-Comté, composé en 1699 pour le roi de France, et resté vrai, notamment sur ce point : " Les hommes sont grands, bien faits, robustes, braves et par conséquent fort propices à la guerre. "
Et l'auteur du Guide ajoute ce trait de caractère très finement observé : " Le Franc-comtois se montre généralement taciturne et circonspect, derrière ce masque trop sérieux, il est bienveillant, enthousiaste et résolu. "
Xavier Marmier, un des quarante immortels, et franc-comtois a écrit des
Récits de Franche-Comté dans lesquels il signale à son tour les qualités de courage et de patience qui distinguent nos compatriotes et qui les rendent particulièrement aptes au métier de la guerre et aux travaux de l'érudition.
Sans doute notre province produit des officiers par centaines, et, j'oserai l'affirmer, en plus grande quantité qu'aucune autre. Parmi eux, beaucoup même sont des inventeurs, depuis Jean de Vienne (né à Salins), mort en 1396 et qui créa la marine française, jusqu'à d'Arçon (de Pontarlier) qui, au siècle dernier, imagina pour le siège de Gibraltar, un système de batteries flottantes insubmersibles et incombustibles, jusqu'à M. Tamisier, notre député actuel et l'inventeur, comme chacun sait, des canons rayés.
Il n'est presque pas de petites villes chez nous qui n'ait son général et qui ne puisse ériger une statue. Sans doute encore, nous avons des érudits, et des plus ingénieux, comme Gilbert Cousin (de Nozeroy), qui était secrétaire d'Erasme, ou comme l'abbé d'Olivet (de Salins) et tant d'autres.
Est-ce la tout ? Et les artistes ? Notre province est-elle jamais demeurée étrangère aux choses de l'esprit et de l'art ? On serait tenté de le croire, à ne lire que les écrivains dont je parlais tout à l'heure cependant c'est elle qui a donné à la révolution son Tyrtée, Rouget de Lisle (de Lons-le-Saunier) dont l'hymne -quelque peu profané depuis par des bouches ivres et surtout par les sonneries ironiques des clairons prussiens- a fait dans ses beaux jours le tour de l'Europe sur les lèvres de nos soldats. C'est elle qui a fourni à la France contemporaine son géologue le plus puissant, Cuvier ; son philosophe le plus vigoureux, en dépit des contradictions et des paradoxes dont il est plein, Pierre Joseph Proudhon ; son poète le plus viril, Victor Hugo ; son paysagiste le plus original peut-être, et dont le nom serait un grand honneur, s'il n'avait été mêlé d'une manière fâcheuse aux événements de la Commune, Courbet ; son peintre d'histoire le plus fin, Gérôme, un des maîtres actuels de la peinture, son sculpteur le plus grave et le plus pur M. Joseph Perraud que dites-vous de ce contingent franc-comtois ? Parmi cette phalange d'hommes illustres, combien sont des chefs d'école, des novateurs ! D'où leur vient ce dédain des routes frayées, cette manière large, cette originalité brusque ? Demandez en la raison aux traditions de liberté que nous ont été transmises de vieille date, à la saveur généreuse de nos vins, à nos sites abrupts, à ces fiers rochers et à ces ravins profonds que l'oeil s'habitue de bonne heure à mesurer avec calme, et où il puise une singulière hardiesse.
Quoi qu'il en soit, ces noms célèbres prouvent au moins que notre province n'est pas uniquement féconde en soldats, en jurisconsultes et en savants. Tous les ans, des artistes nombreux la représentent à l'Exposition de peinture et de sculpture de Paris, et dignement. D'ailleurs, ces artistes ne font que marcher sur les traces de leurs aînés. Déjà au XVIème et au XVIIème siècle, je trouve parmi les Jurassiens des sculpteurs de talent, tels que Landry, Simon Jaillet et Reymondel, le même qui fit un pèlerinage à Rome en compagnie de Lacuzon.
Au XVIIIème siècle paraît le fameux Rosset (de Saint-Claude), dont Frédéric II disait " qu'il était le seul qui sût faire parler l'ivoire " Ses
Christs ont une rare valeur.
Il eut trois fils, sculpteurs comme lui, mais d'un moindre mérite, et dont l'un était très crédule. A ce sujet, permettez-moi de vous conter une anecdote, que j'emprunte à mes souvenirs de famille. Vers le commencement de la Restauration, il y avait à Saint-Claude, une bizarre association qui s'intitulait la
Société de Cracovie, parce que tous les jeunes gens qui en faisaient partie s'engageaient à ne débiter que des craques. A ce cercle appartenaient des hommes spirituels et parfaitement honorables, tels que Comoy, receveur particulier, les frères Colomb, dont l'un fut maire et l'autre notaire, Cattand, etc.. ;
Un jour, Comoy va trouver Rosset " Bonne nouvelle lui dit-il. -Quelle ? -On vient de me charger pour toi d'une commande considérable. Vite à l'oeuvre : il s'agit de livrer
douze grosses de christs, grandeur nature (on sait que la
grosse vaut douze douzaines) Rosset s'en va dans un bois proche de la ville, il compte les ormes. Au bout de huit jours, il était sur le point de les faire abattre, quand Comoy le désabusa.
Si j'arrive aux artistes francs-comtois de notre temps, que de noms se pressent sous ma plume : Gérôme, qui a obtenu deux fois la grande médaille d'honneur au Salon ; Faustin Besson (de Dole), qui a peint la chambre à coucher de l'ex-impératrice ; Huguenin, statuaire ; de Valdahon, peintre distingué ; Jean Petit ; Ballandrin, Forestier, qui a sculpté la chaire de l'église Saint-Désiré et à qui il a manqué qu'un plus grand théâtre pour avoir une réputation plus étendue ; .Marquiset, Jetot ; Brun, le peintre spirituel du
Candidat et de l'Electeur ; les frères Mazaroz, dont l'un est peintre et l'autre sculpteur d'ornements sur bois, etc.. J'aurais trop à faire à vous les nommer tous. Songez que je ne mentionne ici ni les compositeurs de musique, ni ceux qui ont exposé cette année et dont je veux vous entretenir avec plus de détails.
J'ai pointé sur un catalogue les noms des Francs-Comtois qui ont fait recevoir au Salon de 1875 des tableaux, des morceaux de sculpture, des dessins ou des gravures. Savez-vous à quel chiffre leur nombre s'élève ? A près de quarante.
Dirigeons-nous donc du côté du Palais des Champs Elysées où sont exposés leurs oeuvres.
Figurez-vous un monument dans le style des grandes gares, avec une énorme voûte vitrée, et sur les faces latérales des vitraux de couleur. Sur la façade extérieure sont gravés, à intervalles égaux et encadrés dans des moulures, les noms des savants qui ont bien mérité de la science. Je remarque en passant celui de Janvier (de Saint-Claude) astronome et mécanicien, et qui sous Louis XVI avait son logement au Louvre. Je dois vous dire que ce Palais de l'Industrie sert indistinctement aux concours de chevaux ou de musique, aux expositions de plantes, de cochons, de fromages et de tableaux. Après tout, la musique, c'est de l'art ; les fleurs peuvent être assimilées à la musique puisqu'il y a une gamme d'odeurs et qu'on pourrait presque organiser un concert de parfums. Les fromages… je n'en veux pas médire, on en fabrique de si bons en Franche-Comté ! Et puis un romancier, Emile Zola n'a-t-il pas trouvé moyen, en décrivant les caséines de toute sorte de toute couleur, de tout pays, étalées aux Halles, de faire une symphonie des fromages ? Vous voyez bien qu'avec un peu de bonne volonté tout cela se tient. Au surplus, rassurez-vous : il ne reste pas trace des expositions précédentes. Le Palais de l'Industrie se métamorphose comme un décor d'opéra : aujourd'hui la cour a l'aspect joyeux d'un jardin oriental, tout peuplé de statues pensives ou souriantes qui, baignées de lumière, regardent en silence défiler des milliers de visiteurs.
Les sculpteurs comtois au Salon de 1875
…Entrons si vous voulez et venez saluer avec moi les oeuvres de nos compatriotes.
MM. Perraud, Claudet et Laurent :
Je commencerai par les sculpteurs.
Allons droit à ce groupe colossal qui s'élève vers le milieu du jardin. Il est dû au ciseau de
M. Perraud (de Monay) et représente
le Jour, sous forme allégorique : un des compagnons d'Hercule se désaltère à la source, après de rudes travaux et des combats héroïques contre les brigands et les monstres qui épouvantaient la Terre. La source est figurée sous les traits d'une robuste femme au profil grec, dont les cheveux ondulent sur les tempes comme ceux de la Diane Chasseresse, et qui est nue jusqu'à la ceinture comme la Vénus de Milo. Sur l'épaule droite, elle porte une urne penchée, où les lèvres du compagnon d'Hercule boivent avidement. Les jambes très écartées, le corps ployé, une hache déposée à terre, sa fronde enroulée autour de l'avant-bras droit, une corne à la main pour sonner ses compagnons dispersés, l'athlétique aventurier tient sa main droite sur la hanche de sa femme, dans une attitude de hasard et qui n'a rien que d'absolument chaste, tandis que de sa gauche, il appuie sa cruche, comme pour s'abreuver plus vite. Indifférente et calme dans sa physionomie, la femme rappelle un peu le type des statues antiques sans en avoir tout le charme. Le visage de l'homme, avec son nez arabe, sa bouche proéminente, n'exprimant que l'appétit et la vigueur physique, a une originalité plus marquée. Tous les muscles sont savamment et vigoureusement indiqués. Le buste surtout est admirablement étudié. Que nous sommes loin du joli et du mièvre, cela est simple et puissant, plein de force et de hardiesse. Les tendons de la jambe saillissent dans une manière spéciale et qu'on ne rencontre pas communément. Approchez-vous, éloignez-vous, tournez autour, cela est fait de près comme de loin, on sent l'homme qui possède à fond son art. Ceux qui trouvent toujours à redire pensent que M. Perraud a oublié de sacrifier aux Grâces avant d'entreprendre son ouvrage. Mais un bloc de pierre si considérable ne comportait pas la gentillesse, et c'est déjà un tour de force que de lui avoir donné la vie
Bien des critiques dont ce groupe est l'objet tomberont, lorsqu'il sera installé sur un piédestal, à l'avenue de l'observatoire, pour laquelle il a été commandé. La comparaison avec les autres groupes qui lui feront pendant sera tout à son avantage. N'était l'obscurité du sujet et quelque raideur, ce morceau étonnant d'exécution pourrait prendre place, pour des qualités différentes, il est vrai, à côté des plus belles oeuvres de M. Perraud, à côté de son
Fauve à l'Enfant par exemple, et de son
Désespoir, statues qui appartiennent au Musée du Luxembourg et que le gouvernement a envoyées à la Grande exposition de Vienne, où la France, au lendemain de ses malheurs, ayant besoin d'une première consolation, a remporté dans les arts une si éclatante victoire.
M. Perraud a exposé, en outre, deux bustes : l'un de marbre, qui est le portrait de Pierre Larousse, auteur du
Grand Dictionnaire Universel du XIXème siècle, l'autre en bronze, représentant le maire de Fontenay sous Bois, et destiné sans doute à orner une fontaine ou la salle des réunions du conseil municipal de l'endroit, ; le socle porte en effet gravée cette inscription
A M.Jacq.Sim. Boschot
Ancien Maire de Fontenay sous Bois
Les habitants reconnaissants.
Voilà, certes, des administrés modèles, et comme il n'y en a pas partout. La physionomie de Perraud l'exprime l'énergie et la patience -il en a fallu, certes, pour mener à bien son Encyclopédie. On y lit aussi un peu de tristesse, soit qu'il fût naturellement disposé à la mélancolie, soit qu'il pense que son oeuvre, par nature, est impossible à achever, puisque le dictionnaire est à peine imprimé, qu'il est immédiatement dépassé par des écrits nouveaux, par des découvertes plus récentes, qui le rendent dès lors incomplet. La tête inclinée à gauche, le col est froissé, la cravate fuit de travers : on sent qu'il s'agit d'un homme simple, qui est pour la pensée, sans le souci d'une tenue correcte.
Quant au maire de Fontenay, ce n'est pas précisément un Apollon du Belvédère mais comme il doit être ressemblant ! Cheveux ras, barbe courte, il regarde avec bonhomie. La figure est bien modelée et vivante. C'est un excellent buste.
On sait que la belle et fière statue que les Salinois ont élevée au général Cler est l'oeuvre de M. Perraud. Pourquoi les habitants de Poligny n'ont-ils pas eu l'idée de confier l'exécution de la leur au même artiste ? Quand il s'est agi d'ériger un monument à Travot, M. Perraud jurassien, membre de l'Institut, le premier sculpteur de notre temps a offert de s'en charger gratuitement par amour du pays. Soit désir de gaspiller les finances de la ville, soit bévue, le conseil municipal d'alors préféra donner 30 000 F à un sculpteur de4ème ordre, pour avoir une oeuvre grotesque, et c'était mérité -le général Travot est un enlaidissement de la place qu'il était destiné à orner. Son image devait être pour la jeunesse une exhortation perpétuelle au courage et à l'honneur : il se trouve que les enfants s'habituent à envelopper dans le même ridicule la statue et l'homme qu'elle représente. Il serait donc à souhaiter qu'on renverrait au plus tôt cette masse insignifiante de bronze et qu'on la remit au creuset avec les quatre petits savoyards qui sont collés au piédestal. L'art n'y perdrait rien, puisque l'oeuvre est détestable et qu'elle n'est d'ailleurs que la reproduction identique, le double de celle qui se dresse sur la place de La Roche sur Yon. M. Perraud prêterait son magnifique talent avec sa générosité habituelle, les frais n'iraient pas très loin, puisqu'on aurait le bronze, et que la ville de Poligny se trouverait dotée à son tour d'une belle statue, qu'on pourrait au moins regarder avec plaisir. Voilà ce que désirent tout bas bon nombre d'habitants de Poligny et ce que réclamons tout haut. Au conseil municipal d'aviser.
De M. Perraud passons à
M. Max Claudet (de Salins) son disciple, mais un disciple émancipé. Si M. Claudet a emprunté à son maître le goût des belles formes, il s'est réservé toute liberté, je dirai même toute licence, sur le choix des sujets. Ce n'est plus le souci de l'idéal qui le guide, il préfère le réel. Les cations les plus communes de la vie, les plus triviales loin de décourager son ciseau, l'attirent. En un mot, il fait profession d'appartenir à l'école réaliste. Comme sculpteur, il ne relève d'aucun maître direct. Nous ne pouvons que lui trouver des équivalents dans les autres branches de la pensée. Max Buchon dans la poésie, Champfleury dans le roman, Courbet dans la peinture (pas dans tous ses tableaux toutefois, ni surtout dans ses meilleurs, qui représentent spécialement de majestueux ou des paysages choisis parmi les plus accidentés et les plus grandioses), peuvent vous donner une idée assez juste de la nature de son talent. Déjà l'an dernier M. Claudet exposait un
Vigneron jurassien faisant des échalas et le
Retour du marché. : c'était un paysan à l'air réjoui qui rapportait dans ses bras un jeune cochon. Cette fois-ci, il nous offre une statuette qu'on peut classer dans la même catégorie :
Le Petit Gourmand. Assis, les jambes croisées, un bébé lèche très sérieusement le dessus de sa tartine, le meilleur. La statuette est bien ébauchée, mais l'artiste aurait pu, ce semble, la pousser plus loin, la finir davantage. Il ne s'est guère attaché non plus à donner à son visage a une beauté propre, ni même un air de grâce. C'est le premier venu des enfants, et qu'il fait ce que nous avons tous fait. " C'est comme ça ! " disent les mamans qui passent. Ce mot fait à la fois l'éloge de l'oeuvre, qui est mignonne et pleine de vérité, et la critique du genre.
Tous les genres sont bons, hors les genres ennuyeux.
Sans doute, et c'est aussi mon avis. Mais est-ce assez que devant une oeuvre d'art, devant celle de M. Claudet, par exemple on puisse s'écrier :
" Voilà un homme d'esprit et qui sait son affaire ? ". Pour nous, nous assignons à l'art un but plus élevé. Nous croyons qu'il a mieux à faire qu'à reproduire ce que nous voyons tous les jours. Son rôle plus noble -j'ajouterais volontiers sa seule raison d'être- est de choisir parmi les éléments que fournit la réalité. Les plus gracieux et les plus propres à charmer l'imagination, à toucher l'âme et à la plonger dans la sérénité. Ne vous semble-t-il pas que dans l'air qui nous environne nous respirions la vulgarité, pour ainsi dire, par tous les pores ? Or, une oeuvre que l'artiste s'est attaché à rendre plus belle que la réalité et que toute réalité a cet avantage précieux de nous emporter pour quelques instants au-dessus de terre et de nous causer une délicieuse et rafraîchissante émotion, qui nous console de la banalité de la vie. Il y a des moments où l'on donnerait volontiers les fontaines les plus brillantes de l'école réaliste pour la moindre tête de l'école italienne du XVIème siècle. Ce n'est pas que je veuille faire le procès au genre réaliste, qui en produit quelques oeuvres charmantes, ni à M. Claudet, qui s'y montre original et qui se sent la vocation d'y exceller. J'avouerai même que j'éprouve toujours un grand plaisir à revoir le mendiant de Ribeira, si gai sous ses haillons, caprices qui n'ont pas empêché le premier de faire son
Assomption ni le second sa
Mise au Sépulcre. Mais je crains que ce genre ne plaise que comme contraste, et par accident, et qu'il ne soit dangereux de s'y cantonner sans en sortir.
M. Claudet, d'ailleurs, nous a déjà prouvé qu'il était capable de faire des excursions dans le domaine de l'idéal, et de s'en tirer avec honneur : témoin la statue qu'il a jointe au petit gourmand. C'est une étude de jeune adolescent, tenant une épée brisée, avec cette épigraphe : " L'épée de la France brisée en leurs mains vaillantes sera forgée de nouveau par leurs descendants. " Assis sur une enclume, le coude sur la cuisse gauche et la tête dans la main, l'enfant, en proie à des souvenirs mêlés de honte, songe aux revers qu'il faudra réparer. C'est moins un rêve qui est dans ses yeux qu'une révolution terrible. Une petite critique cependant, que je n'adresse qu'à moitié à M. Max Claudet, car je sais bien qu'il n'est pas de ces rabâcheurs de décadence qui s'imaginent que tout est perdu parce que nous avons été malheureux dans quelques combats. Je trouve que depuis quatre ans, peintres et sculpteurs abusent quelque peu de
l'Epée brisée… Que diable, elle repousse ! Les membres du jeune homme sont élégamment modelés, le corps est couché avec grâce ; c'est une oeuvre qui atteste un véritable talent, et nous souhaitons de tout notre coeur à M. Claudet une médaille. On sait qu'il n'en est plus à faire ses preuves. Son
Robespierre blessé, notamment, fut fort remarqué au Salon, il y a deux ans : c'était un morceau de sculpture, vigoureux et distingué, et qui a été acheté par l'Etat. On a dû en faire présent à une ville du Jura, qui sera bien aise, j'en suis sûr, de posséder une des meilleures oeuvres du jeune et habile sculpteur salinois -à moins que ce ne soit sa ville natale- Qui est prophète en son pays ?
Près du
Petit gourmand, j'aperçois deux portraits d'enfants, en plâtre, de
M. Laurent (de Gray). Ce sont les deux soeurs, sans doute ; elles se ressemblent, et les noeuds de ruban qu'elles ont dans les cheveux se correspondant, et se regardent, l'une le portant à gauche et l'autre à droite : ces deux portraits doivent être faits pour orner le chambranle de la même cheminée. Les cheveux sont bien plantés, les joues pleines : les figures ne manquent pas d'expression, ni même d'une certaine fierté enfantine. On désirerait peut-être des lèvres plus finement et plus purement dessinées et un modelé plus minutieux. Néanmoins, ce sont d'assez bons portraits. M. Laurent a été choisi l'an dernier par la ville de Nancy pour exécuter la statue de Jacques Callot : cette marque d'estime pour son talent l'honore et l'»uvre qu'il a produite l'a pleinement justifiée.
MM. Clésinger, Iselin, Becquet et Chambard.
Quelle avalanche de bustes ! Il y en a beaucoup cette année, il y en a trop. - signe fâcheux : les artistes se sentent entraînés - par des nécessités, peut-être très légitimes, à coup sûr fort regrettables - à oublier les nobles compositions pour exécuter des portraits de commande, à négliger le grand art pour faire du métier, à courir après l'argent qui égaye la vie, plutôt qu'après la beauté qui satisfait les délicats, mais ne procure souvent qu'une gloire stérile. Et ne me plaindrais pas trop cependant de ce débordement de portraits, s'ils étaient tous aussi lestement enlevés que celui de Mme Rattazzi par
M. Clésinger (de Besançon). D'abord, c'est une jolie personne que la femme de l'ex-ministre de Victor-Emmanuel, et cela contribue à l'agrément d'un buste. Parée comme pour assister à une représentation de
théâtre des Italiens, décolletée à trois-quarts de peau, pour emprunter un jargon actuel de la mode une de ses expressions, elle porte en sautoir un large ruban auquel sont suspendues des décorations. Sur les anneaux d'une chaîne de dentelle qui fait le tour de son corps sont fixés des médaillons qu'orne le portrait du mari. Sa main gauche est ramenée vers un des seins ; la droite s'enfonce et se dérobe sous la fourrure. Entre le bras droit et le sein droit, s'échappe un bouquet de roses. Sa chevelure tombe en boucles sur le dos et sur la partie antérieure du cou. Mains élégantes, visage agréable et caressant, tête fine, tout cela explique les succès de Mme Rattazzi dans un certain monde parisien. A force de finesse, la tête paraît même un peu petite pour les formes opulentes de la gorge. On a remarqué que les jeunes filles de Greuze, fraîches et pures, portaient des têtes de12 ans sur des épaules de 18 : l'artiste commettait à dessein ces erreurs de proportion, pour exprimer le trouble inconscient des premières pudeurs, quand le corps déjà formé ressent des tressaillements inconnus et que l'esprit garde encore toutes ses ignorances. Mais Mme Rattazzi ? Hum !
Le sculpteur n'a donc même pas la même excuse que Greuze. Si l'on regarde attentivement, on ne trouve presque pas de modelé ; les plis de la joue, les dépressions harmonieuses de la peau les attaches très légères des muscles, la grande variété de presque imperceptibles et qu'il faut rendre, toutes les difficultés en un mot sont escamotées comme dans ces figures de cire qu'on voit aux vitrines des coiffeurs. La sculpture est un art patient, long et difficile, qui exige beaucoup de labeur et d'observation. On ne s'improvise pas sculpteur, c'est cependant ce que M. Claudet a fait. Après avoir été cuirassier, il laissa le sabre pour l'ébauchoir. Un instant il eut beaucoup de vogue, tant il mettait de galbe dans ce qu'il façonnait et ciselait. Puis sa réputation a légèrement décliné. La vente de ses »uvres, qui vient d'avoir lieu à l'hôtel Drouot, l'atteste. Les plus célèbres d'entre elles ont été adjugées à des prix qui ne dépassaient guère 3000 F. Quelle chute ! Et ce n'est pas au manque de talent qu'elle est due, -je me plais à reconnaître que M. Claudet en a, et beaucoup- mais à l'absence d'étude patiente et de sérieux travail. Malgré ses défauts, le buste de Mme Rattazzi ne laisse pas d'être une »uvre brillante, empreinte de grâce et de distinction. Pourquoi M. Claudet ne nous a-t-il rien donné de plus ?
Je serais tenté d'adresser le même reproche à
M. Iselin ( de Clairegoutte) élève de Rude, cet artiste a déjà remporté de nombreuses médailles, sa réputation est établie, et il n'a exposé que deux bustes -l'un est celui du général de La Moricière, destiné au musée de Versailles. Coiffé d'une calotte, drapé dans un burnous dont les glands pendent sur la poitrine, le général, avec ses belles moustaches, ses traits fins, ses yeux clairvoyants, a l'air noble et intrépide. C'est une belle tête de soldat au repos. Mais on s'aperçoit que ce buste, d'une facture d'ailleurs sobre et large, a été exécuté d'après une photo ; la chair n'est pas fouillée, les surfaces sont trop unies. J'aime mieux l'autre, qui représente une honnête et sévère matrone, et qui pour le naturel et la vie, est un des meilleurs qui soient au salon.
Voici une terre cuite de
M. Becquet, représentant une vache accroupie, horriblement maigre, aux os saillants, à la figure très allongée ; elle regarde mélancoliquement et rêve. En la voyant, une strophe de Leconte de Lisle s'éveilla dans ma mémoire.
Non loin, quelques b»ufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu'ils n'achèvent jamais.
C'est une assez bonne étude d'animal, mais qui ne rappelle guère
l'Ismaël que M. Becquet a exposé il y a quelques années et qui lui a valu une seconde médaille. Le haut de la tête manque d'épaisseur et le modelé est insuffisant.
M. Chambard (de Saint-Amour) ancien prix de Rome, a essayé de la sculpture de genre.
La première pose tel est le sujet qu'il a voulu interpréter. Imaginez une jeune fille au visage ingénu, et délicatement alarmée parce qu'elle est sur le point de se dépouiller du dernier de ses voiles. Elle retient pudiquement sur la cuisse un pan de sa chemisette, qui est déjà descendue jusque là et qui n'a plus qu'à glisser à terre pour la laisser dans le costume d'Eve. Sa poitrine est grêle, les chairs demanderaient plus de souplesse, l'attitude générale ne manque pas de charme. Mais pourquoi cet air de vertu effarouchée ? Les
laïs, comme dirait M. Prud'homme, qui posent dans des ateliers d'artistes, n'ont pas cette ingénuité d'ordinaire. Il ne faut pas nous donner ces femmes -
modèles pour des modèles de femmes. A quoi bon dès lors cette candeur qui ne leur sied guère, ou plutôt ne leur sied pas du tout ? Elles étalent leurs formes sans éprouver tant de trouble. Votre statue représente, si vous voulez, une timide compagne d'Iphis qui va se baigner aux premiers feux du jour, dans une fraîche rivière, protégée contre les regards par un rideau de saules, et qui craint qu'un »il indiscret ne se cache derrière les épais ombrages… mais
la première pose oh ! Non.
MM. Détrier, Lippman, Gauthier et Perrey
Un groupe en bronze de
Pierre Louis Détrier (de Vougeaucourt, Haute-Saône) :
l'Innocence et l 'Amitié. Deux femmes, drapées à l'antique, les tuniques serrées par des ceintures d'or et chaussées de fines sandales, sont debout, un lévrier à leurs côtés. L'une a la main gauche appuyée sur l 'épaule de son amie, et tient un nid dans la main droite. Sa compagne tend une broche, pour donner la becquée aux petits oiseaux, et son visage indique une bienveillance tranquille : on voit que sa tête est un sanctuaire où n'habitent que les chastes rêves, et que son c»ur vierge n'aime encore que les timides jeux de la jeunesse, que les doux propos et les rires bénis de la famille. Elle distribue à des poissons leur nourriture, le matin, elle doit arroser ses fleurs, elle a tant l'air de s'intéresser à tout ce qui est faible, délicat et gracieux dans la nature, à tout ce qui peut avoir besoin de sa virginale protection ! La porteuse du nid regarde avec une curiosité manifeste s'ouvrir et se refermer les petits becs des oisillons sans plumes. Il y a dans ce groupe ce que nous demandons à toute »uvre d'art, c'est à dire une idée ou un sentiment, et de gracieuses attitudes. Malheureusement quelle sécheresse, quelle roideur dans la gorge, les bras et les jambes ! Avec un peu plus de finesse et d'originalité dans les physionomies, qui rappellent trop les gravures du premier empire, et plus d'élégance dans les formes, l'»uvre serait agréable : telle qu'elle est, elle a du mérite et nous paraît renfermer des promesses.
Que ne puis-je donner les mêmes éloges à
Lippman ! Ses deux statuettes en bronze représentent un page et une dame du XVIème siècle. Le costume de l'époque est bien étudié. Mais ce sont des morceaux d'archéologie plutôt que des »uvres d'art. Le page, une main sur son glaive l'autre sur un bouclier qui porte en écusson un cheval ailé et des fleurs de lis, incline sa tête ennuyée et vulgaire. Pourquoi a-t-il des seins si saillants et si pointus ? Où a-t-il pris ce genou qui lui monte jusqu'à la cuisse ? Je ne m'arrêterai pas à décrire sa toque, son pourpoint, ses chausses dont l'une est unie et l'autre ornée d'échancrures, ni ses sandales carrées, non plus que la toilette de la femme. La draperie de celle-ci est pesante : d'une main elle tient un bout libre de sa ceinture à l'extrémité de laquelle pend une aumônière, et de l'autre un pan de sa robe, comme si elle s'apprêtait à donner un
avant deux. Comme l'attitude est disgracieuse ! Une revanche l'an prochain, s'il vous plaît.
Dans la grande avenue du jardin, nous remarquons
l'Andromède de
M. Charles Gauthier. Enchaînée à un rocher, elle détourne la tête à droite, dans un effroi de jeune fille qui ne peut pas se résigner à son sort affreux. A-t-elle aperçu le monstre qui s'avance pour la dévorer ? Pressent-elle le libérateur qui va venir à cheval à travers les airs, et percer le monstre de sa lance ? Quoi qu'il en soit, ce marbre est d'un sentiment ravissant. Debout, la jambe droite courbée, la tête penchée de tristesse, la pauvre jeune fille laisse tomber avec une grâce charmante ses beaux bras captifs. Autour de ses pieds se joue l'écume de la mer. Quelle pureté dans les lignes, quelle souplesse, que de vie ! Le haut du torse n'a pas tout à fait autant de légèreté que les autres parties de la figure, mais l'ensemble reste harmonieux et les chairs sont moelleusement rendues. Le sujet d'
Andromède a déjà séduit bien des artistes : beaucoup l'ont traité supérieurement. Notre compatriote l'a interprété à son tour, et d'une manière originale qui lui fait beaucoup d'honneur. A quoi bon, dira-t-on, reprendre des sujets si connus ? Peut-être sont-ce les plus favorables, parce qu'ils sont les plus facilement compris du public. Que cherche le sculpteur ? Tout simplement un prétexte à nous montrer un corps de femme dans sa force et dans sa grâce. M. Gauthier est en train de conquérir un rang très honorable : il a été décoré l'année dernière pour sa statue du
Braconnier.
Une autre »uvre assez jolie par laquelle je vais clore la série de nos sculptures est celle de
M. Perrey, Aimé Napoléon :
Un jeune chevrier. Il est assis sur un rocher, où grimpe le lierre, un chien étendu à ses pieds. Sur son bras gauche, levé horizontalement, court un écureuil apprivoisé. Entre le pouce et l'index, le petit animal passe la tête, comme à travers une lucarne, et guette une noisette que le berger tient dans sa main droite, et qu'il lui montre de loin. L'enfant sourit à ce jeu, il regarde d'un air épanoui son gourmand compagnon, dont les convoitises l'amusent. C'est ingénieux de composition, et l'enfant montre une gaieté franche. Le morceau n'a pas un grand caractère, mais laisse deviner un homme exercé et habile.
A l'heure qu'il est, notre école française de sculpture est la première de l'Europe. Aucune école, depuis la Renaissance, ne s'est montrée si féconde ni si originale. Aussi suis-je heureux de constater que notre province compte dans ce noble genre de glorieux représentants. Si je me suis montré sévère envers quelques-uns uns, c'est qu'ils ont les reins solides. C'est qu'on ne daigne critiquer en fin de compte que les hommes qui, par quelques côtés au moins ont une certaine valeur ; c'est enfin que je voudrais voir s'attacher encore davantage à l'étude assidue et minutieuse du modèle vivant et devenir de plus en plus dignes de leur art et de leur pays.
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