Maintenant gravissons l'escalier, et allons voir ce qui attire le plus la foule, par l'infinie variété des sujets et la fantasmagorie des couleurs, les tableaux. Ici nous n'avons plus la même incontestable simplicité qu'en sculpture. Beaucoup d'étrangers exposent à côté des français, et rivalisent parfois avec eux. Quoi d'étonnant ? Nos peintres ont surtout des procédés : d'autres les leur empruntent, et voici que bientôt ils les égalent.
Ce qui constitue un salon, dans l'acception ordinaire du mot, ce ne sont pas les fauteuils capitonnés, les causeuses de velours, ni les candélabres d'or, c'est la réunion de gens bien élevés. En peinture un salon, pour mériter ce nom, devrait être également une collection d'œuvres choisies. Ce n'est pas le nombre des toiles ni l'opulence des cadres qui nous touchent et que nous réclamons, mais la qualité des tableaux ; or le salon est loin de ne présenter que des œuvres de premier choix. Les pêches à quinze sous, comme dirait M. Alexandre Dumas y dominent. Plusieurs bonnes choses noyées dans un tas de médiocres voilà depuis vingt ans le refrain de ces expositions annuelles.
Figurez-vous quinze salles où sont accrochées à peu près deux mille tableaux de toute dimension, de toute nuance : portraits, batailles, baigneuse, sujets bibliques, bords de la mer, hercules forains, crucifixions damnés d'enfer ou ronde de jeunes filles à la lueur des feux de la Saint Jean, tout se trouve dans ce capharnaüm. Vous êtes heurtés et ébloui par cette bigarrure de couleurs, parmi les peintres, les uns ayant sur leur palette des tons violacés, les autres des tons de bitume, les autres des tons éclatants ou clairs, ou même rien du tout. Pour comble de contentement, si vous allez au Salon dans l'après-midi vous aurez l'avantage d'y être en compagnie de quelques milliers de personnes qui grouillent dans cette étuve, et font sur le plancher un perpétuel tumulte qu'on entend d'en bas, et qui ressemble au bruit lointain de la mer. Les gens vont et viennent, s'essuient le front avec leurs mouchoirs, sont bousculés, respirent un air empesté d'acide carbonique et saturé de toutes les odeurs dont les femmes laissent la trace, depuis le musc et le patchouli jusqu'aux violettes de Parme et à la white-rose, s'arrêtent de temps en temps devant une œuvre en s'imaginant qu'ils la trouvent belle, ou prononçant le mot " charmant " devant une croûte, puis s'écoulent après avoir bien sué, s'être bien fatigués, mais l'air satisfait d'avoir bravement accompli leur corvée jusqu'au bout. Quelles détestables conditions pour contempler des œuvres d'art ! Il sera mieux d'y aller le matin, par le frais, quand on peut s'arrêter à sa guise, sans dérangement : seul moyen d'essayer d'avoir un sentiment sincère, seul moyen de goûter une jouissance véritable et de perfectionner son goût. Les autres sont trop affairés ou trop avides de voir, pour raconter qu'ils ont vu. Cependant cet empressement du public témoigne, à défaut de goût, d'une certaine faveur pour les arts. Effectivement jamais les tableaux ne se sont enlevés si rapidement ni payés si cher.
Parmi cette quantité d'œuvres, il serait difficile de dire quel style domine. La formule est à trouver. Ou plutôt il y a comme un éparpillement des talents dans toutes les directions. La peinture d'histoire, qui a été si florissante chez nous du temps de David, de Gros de Girard de Géricault ne compte presque plus d'adeptes. Ingres Eugène Delacroix, Ary Scheffer, ne sont pas remplacés. Cabanel et Bouguereau, qui tenaient la corde, sont l'objet cette année, d'universelles critiques et de très vives attaques. On sent comme un besoin de réagir contre le
faire distingué, mais de ces habiles praticiens. Nous avions un jeune artiste qui promettait d'être déjà un grand coloriste, Henri Regnault : la guerre nous l'a pris. En ce moment les peintres vont à l'aventure, ils sont "
tous chefs " absolument comme les gens d'Arbois, et se livrent à une véritable débauche de genres.
Ils doivent se demander.
Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ?
C'est à dire un chef d'école qui fixe les tendances incertaines, qui groupe ces talents dispersés et dévoyés qui puisse en un mot, communiquer à notre école actuelle de peinture le caractère tranché qui lui manque, car elle n'en a pas d'autre que d'être de la peinture de commerce. Au milieu de cette confusion, il est deux genres dans lesquels nos peintres restent éminents et qui se maintiennent avec honneur : le portrait et le paysage.
Qui donc disait que la photographie tuerait le portrait à l'huile ? Jamais on n'en a tant fait, le crois, que depuis l'invention du daguerréotype. La photographie reproduit instantanément l'état de la figure, à un certain moment, et par là l'image à nécessairement quelque chose de froid et de faux. Le peintre au contraire, compose l'expression de son modèle d'après une série d'observations, et lui donne, non la physionomie de telle ou telle minute, mais sa physionomie habituelle. Et puis le peintre ajoute aux formes la couleur. En nous montrant les nuances de la peau, en nous laissant deviner le sang qui circule sous les chairs, il nous procure l'illusion de la vie. On a pu comparer ingénieusement une photographie à un moulage : elle en a l'exactitude, mais aussi la grossièreté et l'aspect cadavéreux. Notez que les lèvres, les narines, les paupières les parties les plus délicates et les plus subtiles du masque humain, sont maltraitées par l'appareil, qui rend opaque ce qui est transparent. Si les surfaces planes sont fidèlement calquées, les lignes des objets en relief devient quelque peu sur la courbe de l'objectif : voilà pourquoi les mains paraissent massives et sèches comme du bois. Quand la photographie parviendrait à reproduire les couleurs, même alors elle ne détrônerait pas la peinture. Il resterait encore l'idée, le sentiment, la passion à interpréter, et dans cet ordre de choses idéales, la mécanique ne pourra jamais suppléer l'intelligence, le travail fini et patient de l'artiste -sans compter que les trois quarts des gens ne voudraient pas être représentés tels qu'ils sont, avec la pâleur de leur teint ou les enluminures de leur trogne.
MM. Machard, Mouchot, Lobrichon et Bavoux
… Ces réflexions me venaient à l'esprit comme je regardais le beau portrait en pied de Mlle Rosine Bloch, artiste dramatique de l'Académie nationale de musique, par
M. Machard (de Sampans). Cette année, les actrices portent bonheur aux peintres. Le portrait de Mme Pasca, artiste au
Vaudeville par Bonnat, est le plus rayonnant qui soit au Salon. Celui de Mlle Sarah Bernhart, artiste de la
Comédie Française, par Pavat, a également beaucoup de caractère. Notre compatriote a peint avec une grande puissance de coloris Mlle Bloch, cantatrice à l'Opéra, mais dans un style moins élégant que celui auquel il nous avait habitués. Peut-être le genre de beauté de l'estimable cantatrice n'était-il pas fait pour inspirer le talent si délicat et si fin de M. Machard. Elle est debout, enveloppée dans une robe de velours rouge, dont l'épaisse et chaude étoffe, avec ses chatoiements, est très habilement rendue ; Son visage est tourné vers le public, mais elle ne lui présente que l'épaule gauche, assez dédaigneusement, et tout cela pour étaler la traîne de sa longue robe et produire un effet trop connu, et que M. Machard aurait dû dédaigner. Dans le fond, une tenture de soie verte, à gauche, une colonne. Les bras sont bien modelés, ainsi que les épaules. Eclairée et souriante, la physionomie a du relief. A première vue, malgré l'harmonie des couleurs, c'est la robe de velours qui vous frappe, qui vous arrête, et qui compose les trois quarts du portrait. C'est un des caractères de la peinture actuelle que ce souci excessif de l'accessoire : l'artiste met à chiffonner et à lustrer une étoffe autant de soin qu'il en apporte aux parties capitales, et peut-être plus. M. Machard a été prix de Rome en 1865, et honoré d'une première médaille au Salon de 1872. L'an dernier, il a exposé une Séléné armée de son arc, qui montait silencieusement dans l'éther, et qui avait un caractère de pureté et de poésie qu'on est loin de retrouver au même degré dans le portrait de Mlle Bloch.
Deux autres portraits, qui n'ont pas la même splendeur de tons, mais qui sont très élégamment faits, sont ceux qu'a exposés
M. Ludovic Mouchot (de Poligny). Il est intéressant de suivre d'année en année les progrès de ce jeune artiste et de voir sa couleur devenir de plus en plus transparente. Toutefois, les deux œuvres qu'il nous offre cette fois ci, dont l'une rappelle la manière de Cabanel et l'autre celle de Van Dyck nous prouvent qu'il cherche encore sa voie. De ces deux portraits, le meilleur est celui de la comtesse de K. Dessin pur et ferme, teintes pâles, douces et vaporeuses, l'artiste a su donner à cette blonde un air de rêverie profonde qui fait songer aux femmes du Nord. On dirait une Suédoise, ou d'une elfe glissant mystérieusement sur un glacier, dans la lumière argentée des nuits. Pas de beauté plastique, et cependant un visage où la douceur, la bonté et le rêve entretiennent l'expression d'une grâce séduisante. Le corps est enfermé dans un corsage rose orné d'une large écharpe d'Angleterre, dont la broderie est finement déchiquetée. D'ordinaire, les blondes se peignent sur fond bleu. M. Mouchot est parvenu à produire une harmonie qui a quelque chose d'étrange et de paisible, ou se servant d'un fond de velours violet. Cela est peint avec goût et a de la distinction.
L'autre portrait est celui de Mme M.., représentée en pied -encore une blonde, et une belle blonde- Tandis que le premier est fait dans une couleur claire, celui ci est traité dans la gamme sombre des Van Dyck : tout est noir, à l'exception de la figure et des mains, qui ressortent en pleine lumière. Devant une tapisserie de Flandre, Mme M.. est debout, vêtue d'une longue robe de faille noire et d'une basquine de velours, elle est coiffée d'un large feutre à la Rubens. Une de ses mains est enfoncée dans un manchon ; l'autre tient une paire de gants mousquetaire, qui complètent ce pittoresque ajustement. A droite, sur une console, une majolique, où trempe une branche d'aubépine. Malgré le contraste des ombres et des lumières, ce portrait, si digne d'éloges à tant d'égards, a moins de caractère que le précédent.
Nous sommes heureux de voir l'artiste en si bon chemin ; sa facture est élégante et son coloris agréable, quoique encore trop timide. Il ne voit pas en laid comme tant de coloristes excentriques, et nous ne pouvons que lui augurer de sa carrière de portraitiste.
M. Mouchot est élève de Cabanel, c'est bien. Qu'il demeure comme lui, fidèle au dessin, qui fait, disait Ingres, la probité du peintre ; qu'il emprunte à son maître sa distinction, d'accord, et je l'en félicité, mais nous le conjurons d'éviter à tout prix le défaut dans lequel celui-ci a fini par tomber, à force de vouloir faire distingué ; je veux dire la peinture molle et fade, et ainsi il pourra se faire honorablement connaître.
Que de visiteurs s'arrêtent devant les tableaux de
M. Lobrichon (de Cornod Jura) et semblent y prendre un vif plaisir ! Je n'en suis pas étonné : M. Lobrichon peint les enfants avec tant d'esprit, de naturel et de grâce ! L'un de ces tableaux a pour titre :
le Volontaire d'un an. C'est un volontaire de douze mois, un blond bébé, nu, charnu, joufflu, auquel on a suspendu un sabre de quatre sols, et qui tient un fusil colorié, dont la crosse lui sert de feuille de vigne. Un doigt dans la bouche, il regarde d'un air interdit. S'il n'a pas tout l'entrain qu'il aura plus tard, étant vrai volontaire, il a le regard étrange et candide de ces petits êtres dont l'esprit s'ouvre confusément aux choses extérieures, que tout étonne et réjouit, parce que pour eux tout est nouveau, et qui commencent à apprendre " comment fleurissent les arbres comment chantent les oiseaux " selon le mot d'une chanson de nourrice recueillie en Grèce par Fauriel. Quand je vois ces récentes et naïves figures, j'éprouve la tentation de les commenter par des vers de Victor Hugo. Le poète a divinement senti les grâces infinies du premier âge, il a toujours célébré les enfants avec un rare bonheur, ; c'est une de ses notes les plus suaves, et on la retrouve jusque dans
l'Année terrible. Voici deux strophes de la pièce qu'il adresse à
Petite Jeanne et qui vous donneront la sensation analogue à celle que causent les tableaux de M. Lobrichon :
Les plus fameux auteurs n'ont rien écrit de mieux
Que la pensée éclose à demi dans tes yeux,
Et que ta rêverie obscure, éparse, étrange,
Regardant l'homme avec l'ignorance de l'ange.
.............................................
Vous êtes par moments grave, quoique ravie,
Vous êtes à l'instant céleste de la vie
Où l'homme n'a pas d'ombre, où dans ses bras ouverts,
Quand il tient ses parents l'enfant tient l'univers.
Le
spectre rouge, tel est le sujet de l'autre tableau. Ne craignez rien : il ne s'agit pas de guillotine perfectionnée et fonctionnant en permanence, ni de couvents incendiés, ni de prêtres ou de religieux alternativement pendus aux lanternes des réverbères, ni d'un
ça ira ! hurlé à la lueur d'un embrasement où s'effondreraient la bourgeoisie et la société tout entière. Nous sommes dans un monde plus aimable. Deux enfants, dont l'un a les pieds nus et l'autre n'est chaussé que d'une jambe, jouent sur un tapis. Assis par terre, le petit garçon tient sur ses genoux une boîte à surprise. Il vient de pousser le ressort et d'en faire sortir un croquemitaine effroyablement barbu et rouge comme la chemise d'un garibaldien. Debout près de lui, la petite fille, en robe de soie bleue, fixe ce grand diable, les doigts tendus et la figure très peu rassurée. Mais lui, le malin bébé, la tête en arrière, les yeux a demi fermés et luisant de joie, rit de tout son cœur du bon tour qu'il vient de jouer à sa pauvrette de sœur. Sa bouche étale une double rangée de perles, et il rit d'un rire si franc, que tous ceux qui regardent le tableau éclatent de rire avec lui. La petite fille a peur d'un fantôme sans réalité : sur ce point, combien d'hommes sont encore plus enfants qu'elle ?
Outre ces deux fantaisies, qui sont charmantes, M. Lobrichon a composé le portrait de Mlle J. de V.. Cette baronnette, qui met du rouge, a au moins six ans, mais elle imite d'instinct les grandes dames, et sait prendre à l'occasion des poses d'un sérieux assez comique. Elle est assise dans un fauteuil, s'accoude sur un mantelet brodé et avise des mains comme une grande marquise, un bouton de rose entre les doigts. Ses blonds cheveux ruissellent sur le dos, sur les épaules avec abondance et dans un adorable abandon, ils encadrent une physionomie fine, douce et éveillée.
M. Lobrichon a la touche vive et agréable, mais il se distingue encore plus par sa science du dessin que par l 'éclat et l'originalité de sa couleur. Comme dessinateur, c'est un maître. La collection de dessins, à l'usage des lycées, renferme plusieurs silhouettes d'enfants qui sont dues à son crayon. Au Salon de 1868, il a été médaillé. Un tableau qu'il a exposé avec succès,
la Hotte de Croquemitaine, se trouve actuellement dans les salons du
Bon Marché, en compagnie de belles œuvres d'art. Je le recommande aux dames qui iront y faire leurs emplettes.
En continuant ma promenade en zigzag à travers cette longue galerie de tableaux, j'aperçois de beaux raisins lustrés et appétissants. S'ils étaient à Mme Escallier, ils seraient infailliblement dénommés dans le Catalogue :
Raisins du Jura. Ils sont assez superbes pour en être.
M. Nestor Bavoux (de Lac ou Villers) les a simplement classés sous cette rubrique :
Seille de raisins. La seille est renversée, raisins rouges et tachetés de chaux, et raisins blancs s'en échappent et se culbutent. La lumière est habilement graduée du fond de la seille, qui paraît cependant un peu noire, jusqu'aux grappes qui sont au premier plan, en plein jour. Le bout de paysage, au reste très accessoire, qui encadre la seille, pourrait avoir plus d'agrément.
Du même artiste, encore d'autres raisins, non plus débordant d'une seille, mais enveloppés dans un journal, un
Courrier quelconque, celui de Franche-Comté par exemple, dont on entrevoit quelques annonces spirituelles à la quatrième page : " Raisins à vendre … Nestor Bavoux, peintre à Besançon " Si l'on peut désirer des raisins plus transparents, une exécution plus large, il faut convenir, d'autre part, que ce sont de bons et francs raisins, peints avec vérité. Une guêpe au corsage doré est posée sur une grappe, dont elle aspire le suc jusqu'à s'enivrer : ils sont si séduisants, ces raisins !
M
M. Vernier, Comtois, Chartran et Mlle Escallier
" Cela sent le foin " disait quelqu'un en regardant la
Fenaison de Rosa Bonheur, ce chaud et resplendissant paysage, où les voitures ploient sous le
regain, qui scintille. Devant les marines de
M. Vernier Emile Louis (de Lons-le-Saunier), volontiers s'écrirait-on : " cela sent le goudron, la brise salée, l'haleine savoureuse et rafraîchissante de la mer "
Un bateau de Cancale (Ile et Vilaine) est amarré. Près de là, deux marins retirent d'une barque les huîtres qu'ils viennent de pêcher. Les trois petits mâts du bateau, les cordages, la voile grise, sont rendus avec beaucoup de vérité, et les reflets que ces agrès projettent dans l'eau sont faits dans des tons justes et tremblotent. Sur les flots, écumants vers les bords, verts à l'horizon et noirs dans le lointain, vont et viennent des barques à voiles. Le ciel est tendu de nuages gris. Il y a du mouvement sur cet océan. Le détail est sacrifié, l'ensemble est vivant. Rien de léché, mais à distance, l'effet produit est saisissant. La touche est vigoureuse, l'air circule, les horizons ont une grande profondeur.
Marée basse. A gauche, la mer, au milieu, une plage d'où l'eau se retire, à droite, une falaise au pied de laquelle passent, en longue file, des femmes tenant à la main leurs paniers de poissons. Le ciel est estompé dans le fond, des mouettes volent vers le rivage. Teintes originales. Dans cette perspective brumeuse, point de tons criards, pas d'effet cherché par le contraste des couleurs ; tout est harmonieusement fondu comme dans la nature, et l'on y trouve un vif sentiment de la tumultueuse agitation des vagues.
Plus le talent de M. Vernier est sincère et vigoureux, plus nous le voudrions voir renoncer à une certaine manière de peindre lourde et heurtée, à cette touche visible, qui n'est supportable qu'à la condition d'être aussi variée, charmante, vigoureuse ou tendre, d'être en un mot dans le sentiment de la chose rendue. M. Vernier ne saurait croire combien cette touche, par son uniformité, ôte de finesse et de transparence à ses marines, d'ailleurs si belles.
Après avoir respiré quelques bouffées maritimes, revenons aux portraits.
Dois-je compter
M. Comtois (Franc) parmi nos compatriotes ? Le catalogue, qui indique le lieu de naissance des exposants, a oublié de donner le sien. Quand on s'appelle Franc Comtois, peut-on n'être pas de Franche-Comté. Qui sait ? Peut-être une dame s'abrite sous ce déguisement. Dans le choix du pseudonyme, je verrais un salut filial du
pays, je retrouverais cette fidélité au sol qui fait que, lors même qu'on en est séparé, on lui garde un pieux souvenir. Quelques-uns uns nous reprocheront cette exagération de patriotisme local, et prétendront que nous rétrogradons jusqu'à Eustache Saint Pierre, ce bon bourgeois de Calais, qui se fit Anglais pour rester Calaisien. Mais elle a du bon. Il n'est pas indifférent d'aimer la petite patrie pour s'attacher à la grande, et ceux qui se croient de grands patriotes qu'ils font fi des lieux où s'écoula leur enfance et où donnent leurs pères, ne paraissent ressembler à ces faux sages qui, n'aimant ni leur famille ni leurs amis, professent un amour philosophique pour toute l'humanité. Ce ressouvenir de la terre natale, naturel au cœur de l'homme, est particulièrement du aux Francs-Comtois. Je parlais tout à l'heure des
Fruits du Jura qu'expose presque annuellement Mme Escallier. Sainte Beuve (
Nouvelles causeries du lundi), dans un article sur Ch. Magnin, originaire du Jura, signale ce culte du clocher qu'avait conservé à Paris le spirituel érudit, et parle des petits dîners aimables et en tout petit comité qu'on faisait chez lui, " où le vin de Salins, les confitures de salins, et toutes les friandises du crû égayaient les desserts avec l'aménité du maître et la chansonnette du bon docteur B.. "
Donc, M. Franc Comtois est des nôtres, son nom le prouve aussi clairement que les plus authentiques des parchemins. Nous le revendiquons. Non que le portrait qu'il a exposé soit un chef d'œuvre, mais ce tableau a de grandes qualités de couleur, de vérité et d'harmonie. Le dessin des mains manque un peu de finesse. Une bonne grand-mère est assise dans un fauteuil de velours vert fané -un de ces fauteuils de famille, comme celui que salue Faust dans la chambre de Marguerite, où bien des générations ont reposé leurs joies et leurs douleurs.- Le costume a la simplicité d'autrefois. Il est tel que le portent encore, même dans une situation aisée, de vieilles villageoises rebelles aux innovations, et qui résistent,
pro parte muliebri, à l'invasion des crinolines et des chapeaux. Une casaque bordée de fourrures en poil de renard et une coiffe à fond carré, nouée par derrière, dont le vaste nimbe plissé à tuyaux ombrage ce front vénérable, composent le meilleur de sa toilette. Dans ses yeux abattus, dans sa figure labourée de rides, on sent la lassitude d'une longue vie à laquelle n'ont été épargnées ni les fatigues ni les déceptions.
M. Chartran Théobald, ( de Besançon) a un portrait et une grande composition
Portrait de M. de R…, président à la Cour de cassation. Ce magistrat est assis dans une chaise dorée et représentée en costume, avec sa croix d'officier de la Légion d'honneur et son hermine. Peu avenante, sa physionomie semble être celle d'un terrible juge d'instruction. Mais il ne faut pas juger la lame d'après le fourreau, ni les sentiments de M. de R par l'expression qu'il a plu à M. Chartran de lui donner. C'est peut-être le plus affable et le meilleur des hommes. La tête est un peu incolore et un peu sèche, mais l'ensemble est d'une bonne tonalité. Bon portrait : très vivant, très vrai. Les blanches fourrures pointillées de noir, les bandes rouges de la robe sont solidement peintes, M. Chartran a le sens de la couleur.
Son autre tableau,
Roger et Angélique, quoique théâtral et poncif, ne manque ni de hardiesse ni de talent. Roger emporte à travers les airs sur un cheval ailé, Angélique, légèrement posée sur la croupe du monstre. Bien planté sur sa monture, d'un bras il enlace la vierge affolée, et de l'autre il brandit son glaive. Le cheval, lancé à toute vitesse à travers la nue, est d'un très beau mouvement, et n'a qu'un défaut, celui de rappeler avec trop d'exactitude le
Persée de Blanc, que nous avons tous vu au Musée du Luxembourg. Pour dissimuler cet emprunt, il ne suffisait pas de substituer aux noms mythologiques des noms de l'Arioste il aurait fallu soigner davantage les autres parties, donner plus de beauté à la physionomie du guerrier, et à celle de la jeune fille plus de distinction.
Arrêtons-nous devant les panneaux décoratifs de
Mme Eléonore Escallier (de Poligny), qui sont destinés au Palais de la Légion d'Honneur. Ceux là ont de la délicatesse et de la fraîcheur. Quelle clarté de tons dans ces pivoines et ces chèvrefeuilles qui se mêlent à des cuirasses et à des épées ! Sur l'autre panneau, un panier de roses est suspendu sur des nuages : deux colombes voltigent auprès, dans une atmosphère transparente. Le ciel est profond et bleu. Lâchez un essaim d'amours parmi ces fleurs et vous aurez un tableau de Boucher.
Dans une gravure de tons clairs,
les Muguets et Myosotis forment un bouquet plein de naturel et de charme. On sait que les fleurs sont la spécialité de Mme Escallier et qu'elle excelle à en rendre le velouté et l'éclat. Actuellement, elle est attachée, comme peintre, à la Manufacture nationale de Sèvres, où son talent l'a fait appeler. Parmi la légion de femmes qui manient le pinceau ou le ciseau, elle a sa place, je crois, avec Mlle Jacquemart, la célèbre portraitiste, au premier rang : et ce n'est pas une mince honneur, tant sont nombreuses aujourd'hui les femmes qui se tournent vers les arts et se distinguent. Puisque les hommes ont tout accepté, grades, décorations, fonctions publiques, l'art demeure pour les privilégiées d'entre elles le seul refuge, l'unique moyen de vivre une vie moins monotone que le reste de leurs semblables, et qui soit moins sacrifiée et plus glorieusement remplie.
MM. Tony Faivre, Denis, Pétua, Chapuis et Giacomotti
De Mme Escallier à
M. Tony Faivre (de Besançon), la transition n'est pas brusque. M. Tony Faivre a un talent tout féminin, par la grâce et le fini de ses ouvrages. Nous n'avons pas en France, à l'heure qu'il est, de décorateur plus habile. Quel délicieux tableau que celui qu'il intitule :
Dans une serre : deux jeunes femmes se prélassent dans une serre, dont on aperçoit le toit quadrillé. Autour d'elles des plantes exotiques, des palmiers qui balancent sur leurs fronts de verdoyants éventails. Vous connaissez sans doute, si vous êtes venus à Paris, la serre du jardin d'acclimatation, où l'on ne sent que des parfums qu'on n'a jamais respirés, où l'œil est ébloui par les nuances qu'il n'a jamais contemplées. Imaginez dans les voluptueuses langueurs de cette atmosphère deux femmes qui causent, ou plutôt qui ne laissent échapper qu'un mot par-ci, par-là, une exclamation, un petit cri. Pourquoi feraient-elles de l'éloquence ? Les babils et les cancans n'ajouteraient rien à leur sérénité, à leur amitié tranquille, le moindre effort troublerait leur indolence. Il est si doux d'être bercé par un air tiède et embaumé et d'en jouir ! Entre elles, une table recouverte d'une natte. Sur cette table, une perruche dans une belle et fine cage. L'une de ces femmes a la chevelure brune. Vêtue d'une robe de satin rose avec bordure de dentelle, assise sur un banc coquet, elle donne des friandises à la perruche par la grille. Sa blonde compagne est habillée de velours noir. Renversée nonchalamment sur un
rocking chair ayant sous elle le châle qui couvrira ses épaules quand viendra la fraîcheur, elle regarde à terre sa petite fille occupée à caresser un épagneul, lequel content et souriant de sentir une petite main enfantine sur son cou, fait semblant de dormir. Carnations roses, étoffes brillantes, dessin très pur. Cela est soigné, fondu, moelleux, fini, parachevé et d'un aspect suave ;
En allant de M. Tony Faivre à
M. Eugène Denis (de Gray), nous tombons d'un lieu artificiel et poétique en pleine réalité : des choux, des oignons, des raves, une casserole de cuivre et un poulet plumé : " Ce ne sont que des oignons, disait un personnage de comédie, cependant, cela vous tire les larmes aux yeux ! " Ici, toutefois, l'ironie n'est pas de mise, et ces oignons dorés, ce chou dentelé et recroquevillé, ces grosses raves blanches chaperonnées de violet, sont consciencieusement et fidèlement rendus. Un rayon de soleil qui tombe sur ces joyeux préparatifs leur donne un air de fête. Jusque dans ces minces sujets, l'art de composer, de dégrader la lumière trouve à s'exercer. Peut-être faut-il plus de talent pour exécuter une belle nature morte que pour traiter avec banalité, de la méthode académique, de grandes scènes tirées de l'histoire ou des poètes. Plusieurs artistes se sont illustrés dans ce genre et Zorg et Kalf, pour n'avoir fait que des cuisines, sont loin d'être placés au dernier rang, parmi les peintres hollandais. Comme ces sujets n'ont rien d'intéressant en eux-mêmes, ils exigent non seulement beaucoup de vérité, mais une souplesse de coloris et une aisance spirituelle d'exécution que je regrette de ne point trouver dans la nature morte de M. Denis. Elle justifie trop son nom.
Félicitons en passant,
M. Honoré Chapuis (d'Arlay), professeur de dessin à l'Ecole municipale de Besançon, pour son portrait de jeune fille qui est une des meilleures œuvres qu'il ait produites. Bon dessin, bonne couleur. Le visage est peint dans des tons assez transparents, les yeux ont de la vie, l'expression générale est calme et aurait pu être interprétée avec plus de grâce encore et d'esprit.
M. Pétua (de Besançon) a un portrait de jeune homme dont le dessin est ferme et qui ne manque pas de relief. Ses yeux ne semblent pas regarder dans la même direction. Cet élève de l'Ecole des Beaux-Arts a cependant obtenu de nombreuses médailles de perspective. Il est vrai qu'une simple tête ne lui offrait pas l'occasion de déployer tous ses talents. Nous attendons de lui, l'an prochain, une œuvre plus importante, qui nous permette de le juger.
Sur une petite toile qui n'a guère que trente centimètres de haut
M. Giacomotti (de Quingey), ancien prix de Rome, a trouvé moyen de retracer une scène dramatique, en évoquant l'image du Calvaire, à l'heure de la nuit. Christ est en croix. L'artiste ne s'est pas mis en frais d'originalité, il a gardé la figure traditionnelle qu'on voit encore au portail des vieilles églises. Des nuages assombrissent l'air autour de la grande victime : à l'horizon, des lueurs de sang et quelques collines éclairées d'un vague rayon de lune. Au pied de la croix, dans la pénombre, une femme, la mère du crucifié, s'évanouit entre les bras de Jean, le bien-aimé disciple. Ce n'est là qu'une petite académie adroitement faite, et qui est loin de montrer tout le talent, connu et aimé de M. Giacomotti.
Si Courbet voyait ce Christ, il dirait à M. Giacomotti, avec son fort accent franc-comtois " Est ce que vous l'avez connu, vous ? Non, eh bien alors, pourquoi faites-vous son portrait ? Raphaël a peint des
onges, Courbet, lui, il peint des
hômes. " C'est François Coppet, je crois qui rapportait dernièrement ce mot de Courbet, adressé à je ne sais plus quel peintre de sujets religieux.
Dans le
Calvaire, les ombres noires, pour lesquelles M. Giacomotti a une prédilection exagérée, concouraient à l'effet lugubre de la scène. Elles donnent à ses portraits quelque chose de dur. L'un d'eux porte la date de 1869 ! Après tout, en six ans, a-t-on le temps de changer ! Mme G. Z. est donc aussi ressemblante qu'elle l'était alors, elle aura usé de la douce Revalescière, ou trouvé l'heureux secret de ne point vieillir. C'est une femme brune, en robe de velours aux manches bouffantes, avec des yeux noirs tout chargés de langueur. Trop même, la main est en même temps insuffisante comme anatomie. De cette accumulation de tons sombres, résulte une harmonie étrange. Assurément ce portrait n'a rien de vulgaire et la facture en est merveilleusement habile. L'autre portrait de femme est encadré dans un médaillon.
Dans celui ci la figure et les mains sont mieux modelés. Les blondes nattes de la chevelure ont de beaux reflets, et le corsage est adorablement satiné. Cette peinture franche, vive dénote beaucoup de science. Elle nous rappelle cette manière simple et puissante d'autrefois, dont M. Giacomotti nous avait un peu habitués. Des trois œuvres qu'il a exposées, c'est la seule qui puisse donner la mesure de son talent.
MM. Lançon, Gigoux, Donzel, Pointelin et Robinet
Après avoir conquis sa réputation dans les journaux illustrés,
M. Auguste Lançon (de Saint-Claude) a essayé du pinceau, et il le manie non sans succès. Nous avons en lui un peintre de soldats Non qu'il fasse de la grande peinture militaire, à la manière de Gros ou d'Horace Vernet. Celle là est morte. On se borne aujourd'hui à des simples épisodes, qui puissent tenir dans un cadre très restreint. La dernière guerre n'est pas faite pour inspirer nos artistes. Cependant comme il y a eu de beaux faits d'armes, et que la mort y a été gaillardement affrontée pas mal de fois, ils peuvent encore y glaner d'honorables sujets d'étude. La foule ne se lasse guère de regarder ces tableaux qui lui rappellent de si poignants souvenirs. Elle s'arrête longtemps devant les toiles de Neuville, l'auteur des
Dernières cartouches qui peint les combats avec tant de vérité et d'élan, devant celles de Protais, qui nous a déjà offert tant de figures martiales et émues, devant celles de Dataille, qui nous montre cette fois un régiment défilant dans une rue de Paris, par une averse, musique en tête : gamins, ouvriers, bourgeois, se détournant de leur besogne ou de leur flânerie, rythment leur pas sur celui de la troupe, et l'accompagnent gaiement, attestant que le vers de Victor Hugo est toujours vrai.
………………. Et quand le clairon passe,
La France chante et bat des mains !
M. Lançon marche sur les traces de ces trois peintres célèbres : ou plutôt il s'écarte d'eux par une manière plus réaliste. Le jury lui a même refusé un tableau, qui représentait crûment un enterrement sur le champ de bataille -non que le talent manquât,, loin de là- mais la mise à la fosse commune de nos braves a paru horriblement réelle et effrayante. Un de ses tableaux acceptés est intitulé
Les échappés de Sedan ; route de Mouzon, le 1er sept. 1870, le soir. Route plantée d'arbres au noir feuillage, vaste campagne, ciel lugubre. Sur le bord de la route, des chariots brisés, des soldats couchés sur le dos, des chevaux éventrés. Ceux qui ont eu l'héroïsme de faire la trouée, soldats de toutes armes, sont là, sans ordre, hagards, entourés de périls. Un cuirassier à cheval, sans casque, le pistolet au poing, tête inclinée, l'œil aux aguets, attend. Devant lui, un dragon démonté, qui tient un revolver, un fantassin en képi, en pantalon rouge et en blouse blanche qui a dans la main un chassepot, tout prêt à l'épauler si des casques à pointe paraissent. Près de lui, un autre fantassin, le seul qui soit équipé à peu près au complet. Ce groupe de quatre vaillants, à figures vulgaires, mais que le courage rend intéressantes, occupe le milieu du tableau. A droite de la route, près d'une file de chariots, se trouvent d'autres soldats, qui n'attendent qu'un signe pour se précipiter. Le désordre qui suit une défaite est bien marqué par le délabrement des uniformes, la scène est très dramatique, mais on voudrait plus de finesse et de clarté dans la couleur qui est noire et d'un effet dur, et plus de souplesse dans le dessin. Et puis ces chevaux dont le ventre est saignant, ces morts à la figure noire ont quelque chose qui répugne. Joseph Parrocel disait de Van der Meulen :
il ne sait pas tuer son homme. Ce n'est pas à M. Lançon qu'on adressera le reproche, il pêche plutôt par excès contraire.
Allez à l'amphithéâtre, mais que ce soit pour étudier l'anatomie. Si vous voulez nous peindre des cadavres, qu'ils nous causent une impression que feraient ceux de la Morgue. George Becker, un des jeunes qui ont exposé cette année au salon, dans un grand tableau, hardi et original, nous met sous les yeux Respha, femme de Saül, défendant avec un bâton contre les oiseaux de proie ses sept enfants crucifiés. Ils sont là tous les sept, morts, attachés au gibet, parallèlement. Un air de beauté rayonne encore sur leurs visages livides, et l'œil les contemple avec une admirative pitié. Qu'est ce que l'art, sinon une harmonie ? Or les exagérations, comme celle qu'on trouve dans le tableau de M. Lançon sont des discordances. Transportée dans un autre sujet, cette violence de tons produit un effet meilleur. Elle m'a moins choqué dans l'autre tableau de M. Lançon :
Lionne terrassant un nègre. Le nègre est sur le dos, roulant ses yeux, montrant ses dents et hurlant de douleur. Son fusil, dont le chien fume encore, repose dans sa main gauche, arme désormais inutile. Elle a bondi, la lionne furieuse, les pattes de derrière sont encore en l'air. Mais déjà ses griffes pénètrent dans les chairs du malheureux, sa mâchoire va déchirer le ventre et fouiller les entrailles. Couleur chocolat partout. Ainsi forcé, le drame tourne au trivial et risque de ne plus émouvoir. Cependant la lionne est puissamment modelée. Cette composition porte la trace d'un talent, qui pour avoir trop de fougue, n'en a pas moins une réelle vigueur.
Voici encore du réalisme, mais si franc, si gai ! C'est le portrait du " père Lecour" par
Jean Gigoux ( de Besançon). Pour se faire " portraicturer " ce brave vigneron n'a point endossé l'habit de drap des grands jours. Foin du costume de cérémonie ! N'est-on pas plus à l'aise dans un large pantalon de toile bleue, et dans une veste de la même étoffe, autant lorsqu'elle est proprement rapiécée ? Le père Lecour est un vieillard chauve, encore vert, qui à l'occasion, malgré son air soucieux, doit avoir le mot comique, un
type enfin. Est-il en train de monter du bois, comme sembleraient le faire croire des bûches qui se trouvent à gauche du tableau, contre un mur ensoleillé et vêtu de lierre ? ou bien se repose-t-il dans sa maisonnette au milieu des vignes ? Ce qu'il y a de clair, c'est qu'il se rafraîchit. Placé devant une grossière table en bois, il a en main un verre de vin rouge. Devant lui, un bout de fromage dans du papier, du pain et une bouteille ; de l'eau ? -Nenni ! A voir sa face rubiconde, on devine de reste qu'il professe un souverain mépris pour cette boisson, et il pourrait chanter un hymne à son nez, comme Olivier Basselin :
Gros nez, qui te regarde à travers un grand verre,
Te trouve encore plus beau,
Tu ne ressembles point au nez d'un pauvre hère
Qui ne boit que de l'eau
Sous la table a roulé son chapeau, un feutre dont l'assouplissement ne laisse plus rien à désirer, et qui a dû être noir (simple conjecture) du temps qu'il était neuf. Juste d'effet, ce portrait est peint avec franchise et dans une belle couleur lumineuse. M. Gigoux a été chef d'école à Besançon. Le musée du Luxembourg possède un de ses tableaux. Pourquoi s'en va-t-il choisir des physionomies impossibles comme celle du père Lecour ? En vérité, ce n'est pas impunément que la Franche-Comté est la patrie de Courbet, de Proudhon, de Max Buchon. Au fond de beaucoup de nos artistes je retrouve un peu de leur humeur indépendante et joviale et comme une pointe de goguenarderie.
Maintenant nous arrivons aux paysages. De tous les genres, celui-là étant le plus sincère est aussi celui qui nous fournira le plus d'œuvres remarquables.
Etang de la Coisille par
Charles Donzel (de Besançon). Trois îlots, qui sont en même temps trois bouquets d'arbres. L'eau de l'étang passe entre eux et les reflète. A distance. Les reflets paraissent justes, le feuillage a de l'agrément. ce paysage lisse serait d'une belle couleur, si les ombres n'étaient si noires. Je lui reprocherai aussi de manquer de simplicité et d'ampleur.
M. Auguste Pointelin (d'Arbois) a peint :
Le bief d'Arèze. Sous un bosquet sombre, austère, roule un ruisseau qui fera tourner le moulin. Ce site est d'un bel effet et d'une belle couleur seulement cet effet et cette couleur sont obtenus par un procédé, et le procédé exclut la naïveté et la justesse. Quand par malheur l'artiste s'abandonne à une manière, se livre à une formule, on n'a plus guère de progrès à attendre de lui : il perfectionnera son procédé, tout en s'éloignant de plus en plus de la nature, c'est ce qui arrive à m. Pointelin. Minutieusement découpé, son feuillage a de la sécheresse. Plus de mystère, le jour ne pénètre pas dans ses taillis ni sur ses gazons.
Le ravin d'Amélie à Vitznau (près Lucerne) par
Paul Robinet (de Magny Vernois). Entre deux rochers moussus, et d'où s'élancent des troncs plus ou moins entrouverts, une crevasse, à travers laquelle on aperçoit le lac de Lucerne, où glisse une barque, et dans le lointain des montagnes bleues qui se dessinent sous un ciel parsemé de nuages. Quelle verdure tendre et printanière dans le feuillage ! Comme tout cet horizon est inondé de lumière ! Renoncules, fleurs à clochettes, fougères, tout est vu à la loupe et méticuleusement rendu. Les cailloux sont comptés et polis avec amour, toutes les familles sont faites les unes après les autres, il y a chez ce Meissonier du paysage une telle étude microscopique du moindre détail que tant de patience ferait sourire, si elle n'était jointe à tant de talent. On a la sensation d'un paysage harmonieux et clair, où rien n'est vague ni flottant, plus propre à réjouir le regard qu'à provoquer le rêve.
La mer à Menton présente les mêmes qualités de perspective et de lumière, et les mêmes défauts, ici plus choquants. Car si la passion du détail n'est pas trop nuisible dans les premiers plans, elle devient tout à fait insupportable dans les marines, qui doivent rendre avant tout une impression. A gauche, une vaste plaine verte et houleuse, dont l'écume ressemble trop à une houppe ou à de la mousseline. A droite, une barque tirée à terre et un rocher sur lequel se tiennent trois marins, en costume pittoresque, dont l'un signale l'approche d'un bateau. Sur le prolongement de ce roc, la silhouette de la ville, et plus loin, des montagnes. A force d'être soignés et léchés, les rochers perdent de leur aspérité et de leur naturel, ils sont en carton. Il y a dans cette manière de jeter et d'éclairer un immense horizon, une habileté consommée, et que le jury du salon de 1869 a récompensée, en décernant à M. Paul Robinet une médaille.
MM. Ordinaire, Japy, Isenbart et Rapin.
" Le grand paysagiste, écrit Diderot dans ses
Pensées détachées, a son enthousiasme particulier, c'est une espèce d'horreur sacrée. Ses autres sont ténébreux et profonds, ses rochers escarpés menacent le ciel, les torrents en descendent avec fracas, ils rompent au loin le silence auguste de ses forêts. L'homme passe à travers de la demeure des démons et des dieux. C'est là que l'amant a détourné sa bien-aimée, c'est là que son soupir n'est entendu que d'elle. C'est là que le philosophe, assis ou marchand à pas lents, s'enfonce en lui-même. Si j'arrête mon regard sur cette mystérieuse imitation de la nature, je frissonne. "
Peu de pays sont aussi capables d'inspirer cette horreur sacrée, que le nôtre. La Franche-Comté est le vestibule de la Suisse, et l'on trouve chez elle tout ce que les étrangers vont admirer par routine chez nos braves voisins, les sites pittoresques, les sombres ravins, les cascades. Mais les suisses ont des institutions libres, qui se projettent en quelque sorte sur leurs montagnes et qui leur donnent un mystérieux attrait. L'ombre de Guillaume Tell erre dans les bois et sur la cime des rochers, et en les habitant, les métamorphose aux yeux du voyageur. Hors cette différence, les deux contrées ont des beautés analogues.
Connaissez-vous notre sombre et majestueuse forêt de Joux, et ses clairières étrangement parsemées de soleil ? De hauts épicés s'élèvent droit vers le ciel, les écureuils sautent de branche en branche, l'air est imprégné des suaves senteurs de la résine. Sans parler des oiseaux qui volettent à terre, des chevreuils qui passent, des bruissements infinis qui s'élèvent de cette immense cité d'arbres, le feuillage affiné des sapins austères verse d'en haut la paix et le recueillement. Quand la rosée monte en vapeur matinale, ou vers midi, quand l'ombre et la lumière s'entrelacent sur le sol, ou le soir, quand les lueurs du soleil couchant embrasent la ramure, que d'effets divers et saisissants !
Et les grottes de Baume, où la Seille prend sa source ? Ce cirque de rochers perpendiculaires, dont la paroi est forée d'une caverne qui vomit l'eau à plein torrent, après les jours de pluie, n'est-il pas fait pour fixer l'attention des paysagistes ? En été, une échelle jetée sur un gouffre, vous conduira dans cette grotte. Vous entrez, vous vous enfoncez jusqu'à deux cents mètres, parmi de bizarres et gigantesques stalactites qui pendent, attachées à la voûte comme les lustres d'une chapelle, et tout au fond, sous vos yeux jaillit une source d'écume, commencement d'un lac qui se perd on ne sait où. Il y a deux cents ans, je m'y rencontrais avec quatre religieux. Ceux-ci entonnèrent d'une voix vibrante un
Laudate Dominum omnes gentes, et l'hymne chrétienne fit retentir ces voussures humides qui jadis entendaient les glapissements et les cris d'effroi de l'homme de l'âge de pierre. N'était-ce pas un tableau ? A chaque instant, s'offre chez nous ce site qu'enfants nous appelions " la fin du monde "
ultima Thule, c'est à dire un demi-cercle de nos montagnes qui paraît infranchissable, et d'où les ruisseaux tombent limpides, pour circuler sous la viorne et les lianes entremêlées. Que dire des grottes du Lizon, si sauvagement accidentées, et de tant d'autres lieux propices au peintre et qui font que nos paysagistes franc-comtois
occupent un rang exceptionnel parmi les paysagistes de notre temps ? Tel est l'attrait qu'exercent ces fantastiques combinaisons de la nature, qu'on vient de partout pour les copier. Les peintres, en quête de singularités en font leur régal. Pour ne pas sortir du Salon cette année, Cornu (Jean-Jean) de la Cote d'Or, a exposé
les bords du Lizon, à Nans sous Sainte Anne (Doubs).
Français, du département des Vosges, un des peintres célèbres d'à présent, a deux paysages, et tous deux empruntés à notre pays :
le ravin du Puits Noir (Franche-Comté), effet de soir ; - et
le ruisseau du Puits Noir, le matin.
M. Marcel Ordinaire (de Maizières Doubs) a traité le même sujet,
le ravin du Puits Noir, et à mon sens, supérieurement. Outre la beauté du site, il y a la manière dont l'artiste la sent et l'interprète. Car M. Français, avec son exécution serrée et microscopique, et son amour du soleil, a fait un paysage trop lumineux, et trop gai M. Ordinaire, qui procède de Courbet, a mieux rendu que lui l'expression sauvage et satanique de ce ravin. Une roche noire et droite surplombe une flaque d'eau, dont on ne devine pas le fond. De chaque côté du ruisseau, de vieux frênes noueux et tordus, émergent du roc, s'y reflètent. Leur feuillage forme berceau. Quelques rayons traversent les rameaux enlacés, et jettent des lueurs sur la masse des pierres, sur l'eau tremblotante et les larges feuilles de nénuphar qui nagent à la surface. Ciel moutonneux ; au fond du tableau, quelques peupliers qui nous avertissent que là-bas la terre redevient harmonieuse et souriante. M. Ordinaire a l'entente de la perspective, sa facture est large, et les objets qu'il peint, se détachent avec netteté.
Sous les saules à Maizières : un autre tableau du même artiste, aussi sincère, et d'une aussi belle couleur. A droite, des arbres fièrement élancés, à gauche un fourré que traverse difficilement le soleil pour éclairer un ruisseau serpentant parmi d'énormes cailloux. Dans le milieu, frottis vaporeux qui rappellent la poésie des paysages de Corot, l'illustre paysagiste que la France vient de perdre. Tout au fond, à travers les déchiquetures du feuillage, le ciel azuré montre ses mille yeux. Bon paysage, mais qui a trop de ressemblance avec celui de Rapin, et moins d'originalité que le précédent.
Pour ce genre de peinture, il ne faut pas s'en tenir à la théorie de Diderot que j'énonçais plus haut, et qui repose moins sur une vue complète des choses que sur le souvenir exclusif des paysages de Claude Lorrain et du poussin, qui à la vérité, recherchaient les sites
à effet, et y mêlaient volontiers des débris de colonne ou d'élégants morceaux d'architecture. C'est de l'Italie, de Rome qu'ils s'inspiraient plutôt que de la France, et de ses tranquilles et riants coteaux. Pourvu que l'artiste comprenne " le langage des choses muettes " le moindre coin de prairie lui suffira pour faire un tableau plein de charme. Il n'est pas que les grandes ruines, les ravins, les spectacles grandioses étonnent l'imagination, l'aspect d'une rustique cabane ou d'une clairière a bien sa douceur. Pour l'artiste, le but est de sentir et d'éveiller dans les âmes des autres des sentiments analogues à ceux qu'il éprouve.
M. Louis Japy (de Berne, Doubs) élève de Français, médaillé en 1870, obéit à ce courant d'inspirations paisibles. Ses trois tableaux respirent un grand calme.
Fin de mai : au milieu, une rivière sinueuse, peu profonde, d'où émergent des iris, à gauche, sur le bord, une touffe d'arbres, et près de là un jeune gars qui retire de l'eau son filet. De l'autre côté de la rivière, vue de dos, une bergère ramène ses moutons à la ferme, dont le toit fume. Le filet n'empêche pas le jeune homme de songer à la fillette, qui s'éloigne, et qui sait ? peut-être à de prochaines noces. Les pommiers, les abricotiers, les pêchers, poudrés
Pour le printemps, ainsi qu'un marquis pour le bal
Commencent à se dépouiller de leurs fleurs, et à en couvrir le sol, qui est jonché, comme la rue d'une petite ville, un jour de fête-Dieu. Au fond, des collines bleues. Des flocons blancs se promènent dans le ciel, et l'air y vibre. Il faut louer aussi la belle ordonnance de ce vaste paysage.
Du même :
avant l'orage. Atmosphère assombrie. Le ciel est triste comme un enfant qui va pleurer. Une procession de bœufs passe le ruisseau. En avant, une gardeuse de vaches, qui rentre au village avec ses bêtes. Derrière la file de bœufs, un jeune garçon à cheval, et un homme à pied aiguillonnent le troupeau : celui-ci a l'air d'être docile parce qu'il sent que les nuages s'amoncellent et qu'il fera meilleur tout à l'heure dans la douce chaleur de l'étable qu'en plein vent. Tout marche, tout se dépêche pour n'être point surpris pas la tempête. Ce paysage est vrai d'impression, la peinture est solide, quoiqu'un peu sombre.
Je ne dirai rien du
Vallon de Nantuis, où se rencontrent de grandes qualités, sinon qu'il n'a pas d'unité et la simplicité des deux œuvres précédentes.
Remarquez ceci, à l'honneur de nos paysagistes, c'est qu'ils ne font pas du paysage d'imitation. Hors de l'atelier, dans les champs, voilà où ils s'installent avec leurs pliants et leurs chevalets. Ils vont trouver la nature chez elle, et leur interprétation est originale. Les tableaux de M. Robinet, si transparents, si étudiés de détail, ne ressemblent point à ceux de M. Ordinaire, ni ceux de M. Ordinaire à ceux de M. Japy qui se plaît aux grands horizons, ni ceux de M. Japy à ceux de
M. Isenbart. Ce dernier (élève de Fanart) a un goût particulier pour les effets de lumière.
Un de ses tableaux nous montre un
Intérieur de forêt : sur une éminence, des pins et des bouleaux s'élèvent droits et parallèles. Ce bouquet d'arbres est ruisselant de soleil, sur l'écorce des arbres il y a de la rouille et le jaune sombre devient le ton dominant de cette composition. Comme le chasseur qui grimpe sur ce talus doit avoir chaud ! Trop de détails : ils absorbent tut, ils se nuisent les uns aux autres, et détruisent toute harmonie.
Les qualités de M. Isenbart se retrouvent dans ses deux autres toiles, à un degré bien supérieur.
Le Val noir à Consolation n'a de noir que le nom, car il reçoit des douches de lumière qui l'illuminent. A gauche, une roche grise noircie en dessous par le temps, et formant excavation, se reflète dans une eau dormante et profonde. Près de là, un torrent qui roule son écume à travers des rocs moussus. A droite et dans le fond, des taillis. Bonne peinture, fraîche, et d'un effet très juste.
Celui des trois tableaux de M. Isenbart que je préfère et qui est vraiment remarquable, représente
la Terrasse du couvent de Consolation. Sur une terrasse, des chênes séculaires, aux deux mille racines courant sur le sol. Ces arbres vénérables répandent leur ombre paisible sur des solitaires que la vie a fatigués ou meurtris. De là, l'œil doit plonger au loin, les couvents étant presque toujours cachés dans des sites admirablement pittoresques, qui reposent l'âme et le prédisposent à la prière, et sur des hauteurs, pour que les religieux se sentent plus près de Dieu. Il est midi : l'ombre de la terrasse est découpée par morceaux. A gauche, le coin d'un couvent aux murs gris, une grossière porte à plein ceintre est entrouverte. Un trappiste vient d'en sortir et croise sur le dos ses mains, qui tiennent un bréviaire. Au deuxième plan, on voit marcher ensemble deux religieux dont l'un a les doigts fourrés dans ses manches, l'autre fait la lecture ou commente ce qu'il lit. A l'écart, sur le mur de la terrasse un autre moine est assis, enfoncé dans ses méditations. Toutes ces figures sont bien distribuées : le tableau a du caractère. Comme ces plaques de soleil sont vivement peintes ! Comme tout cela est juste d'effet et de couleur, et franc d'exécution !
Encore un paysagiste, mais un des meilleurs parmi les excellents :
M. Alexandre Rapin (de Noroy le Bourg), élève de Gérôme et Français. Le jury vient de lui décerner une médaille pour son tableau :
la Rosée. Une clairière dans une futaie, au matin. Le sol est richement tapissé de feuilles, de plantes, et d'épines qui n'arrêtent point une pauvre femme en train de cueillir de l'herbe. derrière elle, sa petite fille, avec le panier. De larges feuilles, qui pourraient servir de parasol, sont couvertes de lueurs blanchâtres. On se sent pénétré par l'humidité de la rosée et par la fraîcheur matinale. Selon la perspective, le feuillage de ces grands arbres qui laissent derrière eux une épaisse forêt, tantôt est nettement accusé, tantôt a des contours vaporeux. A travers les branches, on aperçoit quelques nuages transfigurés par le soleil levant, et dont la présence se traduit par de discrètes teintes jaunes, d'un effet original. Ce paysage est superbe d'exécution, et profondément senti.
Ruisseau sous bois. Sur la mousse et les cailloux roule, de cascade en cascade, un ruisseau. Sur ses bords un cerf et une biche, qui s'abreuvent. Par en haut, une énorme voûte de verdure qui arrête le soleil et entretient la froideur de l'eau. Dans le lointain, quelques nuages dorés pressentis plutôt qu'aperçus, et annoncés par des reflets jaunes dans la ramure. Toutes ces teintes blanches, vert tendre, vert sombre, vaporeuses ou jaunissantes s'harmonisent de la façon la plus poétique. Tout en nous associant de cœur, comme on voit, aux encouragements accordés par le jury à notre compatriote, nous ne pouvons nous empêcher d'exprimer un regret. Depuis quelques années, M. Rapin avait attiré sur lui l'attention par des études claires, fraîches, limpides où perçoit une maladresse charmante d'exécution : telles quelles, ces qualités lui constituaient une personnalité. Cette fois, les toiles de M. Rapin incontestablement plus habiles, plus faites, en revanche n'ont plus la même limpidité, ni la même saveur originale.
Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre,
a dit Alfred de Musset. Celui de M. Rapin est assez grand pour qu'il s'en contente. Pourquoi imiterait-il le voisin, lorsqu'il est si riche de son fonds ? Il serait donc à souhaiter qu'il revint à ses impressions premières, rien n'étant plus glorieux pour un artiste que d'avoir une manière à soi, une facture propre et qui le distingue.
MM. Billot, Courtois, Bavoux et Grenier.
Paulo minora canamus.
Je ne sais pourquoi on exile les dessins, pastels et gravures, dans les couloirs où la lumière leur arrive comme elle peut : il en est cependant de si jolis ! Ils sont là en pénitence, pendant que leurs frères privilégiés, les tableaux s'étalent effrontément dans les plus belles salles et se chauffent aux plus doux rayons du soleil.
Pour les meilleurs dessins qui soient au salon, mentionnons ceux de
M. Achille Billot (de Sellières), l'éminent professeur de dessin du Lycée de Lons-le-Saunier. L'un de ses crayons représente mademoiselle J. R.. une petite fille rieuse et mélancolique, qui a sa croix sur la gorge et ses cheveux épars sur le dos. Dessin fin, souple, et d'un effet charmant.
L'autre est le portrait de
la petite Chilotte qui, la tête renversée sur un coussin, fait une risette au public. Dessin tout à fait remarquable, qui a les mêmes qualités que le précédent, avec un peu plus de finesse encore et de précision. Quand je vois ces dessins si délicats, si expressifs, d'un si beau sentiment, je les préfère cent fois à nombre de vulgaires portraits à l'huile reçus au salon et qui sont loin d'avoir autant de relief et de vie.
M. Gustave Courtois (de Vusez), élève de Gérôme et Jeanneney, a trois dessins : son portrait, dédié à sa mère, celui de sa mère, et celui de Lecomte du Norey. Simples, justes et fermes ; ces excellents dessins ont beaucoup de distinction. Leur auteur est un brillant élève de l'école des Beaux-Arts et l'an prochain il exposera sans doute quelque toile remarquable. M. Courtois porte un nom qui oblige : c'est celui d'un célèbre peintre franc-comtois du XVIIème siècle plein de feu, de vie et de mouvement.
Nous avons déjà parlé de
M. Nestor Bavoux et de ses beaux raisins, si habilement exécutés. Aussi nous bornerons-nous à signaler en passant son fusain :
Le Moulin du Bas. Bon dessin mais un peu noir : la Franche-Comté, est plus ferme et plus vigoureuse que cela !
Trois aquarelles représentant des vues de Franche-Comté sont exposées par
M. Claude Jules Grenier. Elles sont faites avec goût. Les sites sont pittoresques et recueillis. Un vieux château penché sur une rivière ; deux barques près du bord ; à gauche des roches et des collines. M. Grenier est de Baume les Dames. Ce Baume est donc un nid d'artistes ? Car c'est aussi le pays de M. Edouard Grenier, ancien diplomate et poète distingué. Plusieurs fois déjà ce poète a été couronné par l'Académie Française en attendant qu'il y soit admis lui-même, pour en couronner d'autres à son tour. Tout récemment, il a publié un poème élégant, spirituel, charmant, dans la manière de Byron ou de Musset, avec la note filiale et patriotique en plus. Ce poème a pour titre :
Marcel. Il est composé de septains, rythme nouveau et très heureux, dont M. Grenier est l'inventeur. Sa strophe comprend sept vers, dont les deux derniers sont toujours masculins, au lieu de tomber mollement, la phrase poétique se relève à la fin, et ces deux coups de marteau réveillent perpétuellement l'attention. Mon intention n'est pas de vous promener avec le héros du poème dans les roches où il prélude à ses aventures par une idylle, ni à Venise où il s'éprend d'une créature plus fière et plus digne de son amour, ni en Pologne ou, compagnon de cette intrépide enfant, déguisée en homme, il combat avec elle pour l'affranchissement d'un pays qui n'a cessé de protester par sa vitalité et ses révoltes contre le mot que les ennemis de la Pologne ont calomnieusement prêté à Kosciusko. Mais qu'il me soit permis d'encadrer ici un des paysages francs-comtois qui sont semés dans la première partie du poème. Vous trouverez dans le livre mille autres passages qui ont moins de saveur, et dans lesquels le poète badine avec grâce ou exhale la passion en accents pressés et brûlants. Je ne cueille celui-ci que pour vous donner un commentaire des tableaux de nos compatriotes, c'est le début du livre IV
Salut ! rochers à pic, montagnes, forêt sombre.
Immobiles témoins du globe aux premiers jours,
Vous qui voyez depuis des siècles, à votre ombre,
Serpenter la rivière aux nonchalants détours !
Salut champs labourés, prés verts, vignes sans nombre,
Où l'homme pour un jour mit sa tente et se plut ;
Vieux nid de souvenirs, pays natal, salut !
Sans doute sous le ciel plus d'une autre contrée
A des aspects plus beaux et des soleils plus doux,
Par les héros, les dieux et l'art mieux consacrée,
Plus d'une fait baiser sa poussière à genoux
Mais, ô vallon natal, pauvre place ignorée,
C'est bien toi qu'ici bas l'on aime encor le mieux,
Berceau de nos enfants, tombe de nos aïeux !
Tout y parle du cœur la langue simple et vraie.
Un souvenir s'éveille au bord de tout sillon :
Le premier nid trouvé, c'est là dans cette haie ;
Ici, sur cette fleur on prit tel papillon ;
Là, de cette aubépine on a cueilli la baie,
Plus loin, sous les noyers, c'est là, dans ce chemin
Qu'on marchait avec Elle en lui donnant la main !
O jours heureux ! ô jours d'enfances ! ô fraîche aurore !
Où, dans la nouveauté de ses sens ingénus,
L'enfant croit qu'avec lui le monde vient d'éclore !
Ravissements naïfs, qu'êtes vous devenus ?
Qui de nous ne voudrait venir savourer encore ?
Ah ! toute l'existence, en vain il s'en défend,
L'homme cherche à tâtons le bonheur de l'enfant.
MM. Lançon, Coindre, Vernier et Monnier
Dans la galerie des gravures, nous retrouvons
M. Lançon, dont le talent nerveux, comme aquafortiste, est bien connu. Je remarque de lui une série d'eaux fortes, sur la guerre 1870-1871, composée pour
la troisième invasion d'Eugène Véron. La gravure sert principalement à reproduire et à multiplier les chefs-d'œuvre. Ici, M. Lançon est à la fois graveur et compositeur, et mérite, à ce double titre, tous nos éloges. Louons aussi ses admirables lionnes et ses tigres, qui décèlent une étude approfondie de l'animal.
M. Coindre (Gaston-Jean) de Besançon, élève de M. Maire, expose
des vues de Franche-Comté. Le trait est net, et les ombres portées, accusées fortement.
Un Turc et un Hidalgo (d'après Merino) par
Emile Louis Vernier. J'ai déjà parlé de M. Vernier comme peintre de marines. Son talent, comme lithographe, est merveilleux. C'est lui qui a reproduit Courbet, Corot, Daubigny etc… ses belles reproductions l'ont placé depuis longtemps au premier rang parmi les lithographes.
Mentionnons en passant un projet d'architecte, une étude de gare funéraire de
M. Jules Eugène Monnier (de Lure). Il s'agit de la gare qui donnera sur le grand cimetière de Méry sur Oise. On y trouve la beauté qui convient à ce genre de monument, c'est à dire de la simplicité et du caractère, cette gare est en harmonie avec les mausolées qui l'entourent. Maintenant notre tâche est finie. Elle a été longue, trop longue sans doute au gré du lecteur. Cependant la liste des œuvres que nous avions à parcourir, aurait pu être accrue encore de plusieurs noms. Pourquoi MM. Léon Erpikum, Hervé Baron, Porteret, Ehnerick, de Villers, Regnault et Mlle Gabriel Niel, qui ont envoyé des oeuvres l'an dernier, n'ont-ils rien exposé cette fois ? Pourquoi ont-ils manqué à ce grand rendez-vous des artistes contemporains, et refusé leur note à ce concert ? Combien d'autres, en Franche-Comté, qui s'occupent d'art sérieux et pourraient exposer, n'en font rien et ne s'en soucient guère ? espérons que ceux-là secoueront l'an prochain leur nonchalance et que les francs-comtois représentés au Salon, déjà si nombreux, le seront davantage. Au moment de livrer à l'impression ces pages, où j'ai mis autant de sincérité qu'il m'a été possible, je ne regrette aucun des éloges que j'ai donnés. Peut-être me reprocherais je plutôt d'avoir manqué d'indulgence. Je supplie mes lecteurs de se rappeler qu'en fait d'art, il est aisé de critiquer, et difficile de produire, et je leur demande en grâce, si j'ai été d'une sévérité excessive envers nos bons et braves artistes, si dignes d'affection et d'égard, d'oublier les critiques que je leur ai adressées, pour regarder dans leur mémoire que le bien que j'en ai dit.
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